41° Experience

un frisson en attendant le tremblement

41° Experience - Glaçon, Vermouth

En juillet 2011, elBulli ferma ses portes. Ce restaurant 3 étoiles, élu plusieurs fois « meilleur restaurant du Monde », et reconnu comme le berceau de la cuisine moderniste, a indéniablement changé la gastronomie mondiale ; ses méthodes, ses préoccupations, ses prétentions. Ferran Adrià est considéré comme le Pape du Temple, mais son frère, Albert Adrià, a dirigé les opérations sucrées pendant plusieurs années avant de prendre la tête de l’atelier de recherche créative du restaurant. Bien qu’étant resté dans l’ombre médiatique, son importance dans le développement de ce que les frères appellent la cuisine d’avant-garde n’est donc pas à sous-estimer.

Albert Adrià n’est pas « le frère de Ferran Adrià ». Albert Adrià est un cuisinier, un chef, et pas n’importe lequel.

elBulli rouvrira prochainement ses portes sous la forme d’une fondation. Ce que cela veut dire exactement, peu de gens le savent, peut-être pas même Ferran Adrià lui-même. Mais Albert Adrià, lui, a décidé de prendre son envol en ouvrant plusieurs restaurants à Barcelone. 41° Experience est l’un d’entre eux.

41° Experience - Crâne

De toutes les nouvelles entreprises du chef, 41° Experience (qu’on appelle 41 Grados Experience ou 41 Degrees Experience ou 41 Degrés Experience, selon le dialecte choisi) est la plus ambitieuse. Dans cette salle intimiste et obscure, un menu dégustation de 41e bouchées ou plats est servi avec quelques cocktails pour ponctuer ce voyage culinaire autour de la planète (on passe par le Mexique, le Pérou, le Japon, le Vietnam, etc.). Le tout est baigné dans la lumière tamisée d’une installation vidéo, et bercé par des mélodies censées s’accorder avec l’origine de chaque mets.

Oui, moi aussi ça m’a fait peur.

Mais l’installation contemporaine (des images mollement animées, projetées sur des stalactites en verre) sait se faire discrète à qui ne souhaite pas la regarder. La part audio de l’expérience reste, quant à elle, dans son rôle de musique d’ascenseur lointaine, n’empiétant pas sur la conversation. L’idée d’une immersion totale est donc plutôt ratée, mais n’étant pas sorti de là avec un mal de tête et un acouphène, je suis plutôt soulagé d’avoir pu me concentrer sur la partie comestible et délectable de « l’expérience ».

Alors par où commencer ? Je ne vais pas vous décrire chaque bouchée (41e je vous rappelle) comme j’ai l’habitude de le faire. Il me paraît plus judicieux de pointer du doigt les héros et les truands, et d’essayer d’en tirer une conclusion, à vocation spirituelle bien sûr.

Les héros

41° Experience - Sphérifications d'olive et anchois

Olive à l’anchois
Enfin je l’ai goûtée ! La sphérification originelle, celle qui est sortie des cuisines d’elBulli sous l’émerveillement général en 2003, qui est devenue le symbole de la cuisine moléculaire, avec tout ce que ça peut comporter d’imitations, de clichés, de ratés… Mais ici : le bonheur. La technique est incroyablement maitrisée, lorsque vous mettez cette olive en bouche sa paroi éclate, se volatilise, pour laisser le liquide se déverser amoureusement dans votre gosier. Mais surtout, le chef n’oublie pas que la cuisine ce n’est pas un feu d’artifice, qu’il faut avant tout que ça soit bon, très bon, sinon la magie devient gadget. Or cette olive agrémentée d’anchois était incroyable, riche et saline, d’une puissance godzillesque et en même temps suave comme une pensée.

41° Experience - Moules escabèche et wakame avec pommes de terre à la sauce Espinaler en poudre

Moules marinées au wakame
Oh mama quel umami ! Cet umami allait main dans la main avec la marinade à l’escabèche qui apportait un peu d’acidité et de vibration. Vibration qui se propagea rapidement le long de ma colonne vertébrale.

41° Experience - Causita à la truffe

Causita à la truffe
Une purée de pommes de terre bien beurrée, du jus de cochon ibérique, de la truffe. Je vous fais un dessin ?

41° Experience - Peau de poulet grillé, cigales de mer, gélatine de bouillon de poule

Poulet et crevette
Cette peau de poulet tranchée au rasoir était craquante et intense, et portait dans ses bras deux petites cigales de mer à peine cuites, cachées sous un voile de gélatine au bon goût de bouillon de poule. Sous son aspect tarabiscoté, ce plat était réconfortant et familier comme un gros bol de soupe en hiver.

41° Experience - Banh-mi

Banh-mi
Inspiré du sandwich vietnamien dont j’ai déjà parlé sur ce site, cette version dont le pain brioché à la mie aérienne, frit dans de l’huile d’olive, aux condiments parfaits et au porc traditionnel subrepticement remplacé par du cerdo ibérico (ce cochon angélique espagnol), cette version, donc, était jubilatoire. Elle n’enlevait rien au côté street-food de l’original, tout en équilibrant chaque saveur, chaque texture, pour élever l’âme.

41° Experience - Cupcake au citron meringué

Cupcake au citron meringué classique
Si aucune des notes sucrées de ce repas ne m’a vraiment transporté, cette petite bouchée était la plus réussie, la moins surprenante certes, mais la mieux exécutée. Moelleux, croquant, citronné, mousseux, chocolaté, tout ce qu’on attend, sans chichi (enfin si, un chichi : le papier était comestible !).

Les truands

41° Experience - Feuilles

Les chips
Feuille de potiron, feuille de groseille, pommes de terre avec sauce « Espinaler » en poudre, tentacules épicées de maïs soufflé, algue croquante et quinoa, pizza 41°, feuille de chocolat… Du croquant, du croquant, du croquant… Si certains de ces protagonistes se laissaient béqueter sans rechigner, la systématique déshydratation de tous les aliments a fini par me courir sur le système. Contrairement à certaines personnes allergiques aux petites bouchées, je n’ai rien contre une succession de mini-plats, mais une succession de chips, j’avoue avoir été un peu agacé.

41° Experience - Ambre d'agave

Ambre d’agave
Un cocktail à base de tequila et de sirop d’agave, servi sous la forme d’une orbe gélatineuse emprisonnant une pétale de fleur. Cette fois, le liquide ne se déverse pas, la texture reste gélatineuse sur toute le ligne et l’effet est plutôt écœurant.

41° Experience - Délices d'agneau

Délices d’agneau
La cuisson à basse température sous vide permet d’obtenir des viandes incroyablement tendres et délicates. Oui mais voilà, parfois on veut un peu de fibre, un peu de mâche, surtout lorsqu’il s’agit d’une brochette ! Alors la texture « foie de veau » de cet agneau, très peu pour moi merci.

41° Experience - Table en cuir noir et décoration

La table en cuir noir
Le dernier truand de cette histoire fut la table, tapissée de cuir noir… Cette fantaisie est du plus bel effet visuel, et colle à ravir avec l’ambiance SM du resto, mais le cuir ça se tache facilement, même quand on y pose simplement un verre, au cul légèrement humide. Donc, après chaque assiette, chaque cocktail, un serveur (par ailleurs tous adorables) venait essuyer frénétiquement la moindre goutte déposée sur cette peau de vache. On finit par se sentir sale et la convivialité relaxante qu’une telle soirée nous promet s’en retrouve légèrement altérée.

Conclusion à vocation spirituelle

41° Experience - Tentacules de maïs épicé

J’attendais beaucoup de ce repas, je ne peux pas le nier. Même si je n’avais pas la naïveté de croire que 41° Experience serait comparable à elBulli (où je n’ai malheureusement jamais mis les pieds), une petite voix en moi me soufflait que c’était bien ici qu’on se trouverait au plus proche de la source. Cette présomption de ma part n’y est probablement pas pour rien dans ma déception, mais il n’y a pas que ça.

Le chef a voulu créer un lieu ancré dans les créations d’elBulli mais avec une identité propre, il trouva donc le concept du bar à cocktails, puis du menu dégustation / tapas, puis du voyage culinaire, le tout englobé dans une théâtralisation à coup d’installation vidéo formellement pauvre, et d’une programmation musicale sans inspiration (surtout lorsque le titre japonais passe pendant qu’on mange le plat mexicain…). Il a cherché, ou plutôt il a forcé un concept.

Pourtant ce que je retiendrai de cette soirée ce n’est pas « l’expérience », ni le voyage, ce sont certains mets succulents. Et même si je n’aime pas faire des comparaisons hâtives, il m’est impossible de ne pas penser à l’excellent dîner que j’ai fait récemment chez David Toutain, un chef qui sait s’affranchir des préjugés, qui utilise toutes sortes de techniques traditionnelles et modernes, mais toujours au service de sa propre personnalité et non d’une idée de ce que ça cuisine devrait être.

Je ne doute pas une seconde du talent d’Albert Adrià, il me l’a prouvé à de nombreuses reprises lors de ce dîner, mais j’ai le pressentiment que peut-être s’il se libérait de son passé, de son frère, de ses concepts, et qu’il ouvrait simplement « un restaurant », ce jour là, la Terre risquerait fort de trembler…

41° Experience
Avinguda Parallel, 164
08015 Barcelone, Espagne
Tél. : +34 696 59 25 71
www.41grados.es

Ouvert du mardi au samedi de 19h à 23h30 (réservation sur le site), ensuite le bar à cocktails reste ouvert jusqu’à 2h.

Ce soir, le prix par personne fut de 200€ (avec accord cocktails (avec ou sans alcool) compris), et 2,90€ le café pas dégueu.